Déchirures

Le livre se divise en deux parties. La première concerne sa mère biologique. La seconde concerne Charles Juliet.
Petite, sa mère biologique aimait follement l’école. Née dans une famille pauvre, elle ne peut continuer des études car son père n’y voit qu’une perte de temps.
Le silence que le père fait régner sur la maisonnée pèse terriblement sur cette petite fille. L’école et le maître lui manquent affreusement… Elle persiste à apprendre et se perd dans la lecture d’une bible, le seul et unique livre de la maison. Elle rédige un journal où seront consignés ses pensées, ses questions, ses remarques au sujet du livre sacré.
Malheureuse, elle fuit la maison de plus en plus souvent, passant ces journées de liberté avec ses sœurs.
Au cours d’une de ces promenades, elle rencontre un jeune homme qui, croit-elle, est venu rendre visite à sa tante. Il s’agit en fait d’un patient du sanatorium voisin. Le père et la mère verraient cette rencontre d’un très mauvais œil : elle garde logiquement le secret. Une complicité entre les deux êtres nait malgré tout.
Mais un jour le jeune homme ne se rend pas au rendez-vous. Folle d’inquiétude elle court au sanatorium où elle apprendra le décès de son ami.
Meurtrie, perdue, elle cherchera l’oubli dans un mariage qui n’aura rien de ce qu’elle en espérait. Elle met au monde quatre enfants en un laps de temps si court qu’elle ne peut recouvrer ses forces.
Le mari est peu présent. Survient alors l’abominable déchéance de la dépression.
Parquée dans une maison de repos où elle se sent injustement enfermée, elle y meurt de faim suite à l’extermination douce que réservent les nazis aux « malades mentaux ».
Les quatre enfants seront placés dans des familles d’accueil.
L’autre moitié du livre parle de Charles.
Elle parle de son égarement, de l’étrange obscurité qui habite son âme, de cette tristesse qui ne le quitte jamais.
Elle parle de son arrivée à l’école militaire et de ses difficultés à se mélanger aux autres car ils lui sont aussi étrangers que bizarres. Elle parle aussi de cette nécessité d’écrire qui se fait de plus en plus oppressante, pénible, difficile… De ce désir absolu de descendre le plus profondément en soi, de chercher les racines du mal. Mais aussi du bonheur de rencontrer cette épouse qui l’accepte et lui désire ardemment cet avenir d’écrivain. Qui tolère de travailler pour deux, de le regarder écrire et parfois s’absenter dans les méandres de son âme sans sourciller.
Charles Juliet raconte aussi sa mère adoptive. Cette travailleuse de la terre qui l’accueille, le nourrit, l’élève, l’aide à grandir sans ne rien réclamer. Elle n’aura jamais la moindre parole ou le moindre geste qui lui laisserait croire qu’il n’est pas son fils. Cet amour le comble, l’émeut, le touche d’autant plus qu’il est gratuit, que le sang ne l’exige pas, qu’il s'est donné dans des conditions de vie déjà difficiles.
Écrit à la deuxième personne du singulier, le livre est bouleversant d’intimité, de douleur, de souffrance mais aussi d’espoir, de résilience et d’abnégation.
Cette mise en forme de missive prend le lecteur à la gorge, lui donne l’impression d’avoir ouvert une lettre qui ne lui était pas destinée et découvre une vie entière d’incompréhension, de gâchis, de pertes. Car ce style résulte bel et bien du désir qu’avait Charles Juliet d’écrire une lettre posthume à sa mère et de lui expliquer ce qu’avait été sa vie sans elle, une vie passée à sa recherche, à la recherche de ce qu’il y avait d’elle en lui.
Lambeaux est une œuvre majestueuse, intimiste mais pudique. Ne vous attendez pas à trouver des pleurs ou des retrouvailles ubuesques : l’auteur a trop de subtilité et de délicatesse pour ça.
Charles JULIET, Lambeaux, 1995.