Place des Mille Vents
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, La joueuse de go est un roman assez dur : le style épuré et un brin poétique de l'auteur, ou encore la partie de go, apaisement dans le tumulte des vies, ne parviennent pas à diminuer le malaise que j'ai ressenti à l'évocation des tortures infligées aux résistants chinois par l'armée japonaise, des viols découlant des mariages forcés encore pratiqués en Chine dans les années 1930, des têtes qui roulent sous les coups de sabre ou des traitements dégradants érigés au rang de système parmi les militaires nippons. En un mot, il ne faut pas s'attendre à lire le récit d'amours impossibles sur le modèle d'un Roméo et Juliette asiatique.
Le contexte historique de ce récit est celui de l'occupation de la Mandchourie par l'Empire du Japon, bien décidé à soumette la Chine entière. C'est l'occasion d'appréhender une autre période historique chinoise, après avoir lu Balzac et la Petite Tailleuse chinoise... L'édition Folio n'est pas avare de notes subpaginales qui permettent de se situer dans le temps et dans l'espace.
Les chapitres font deux ou trois pages et donnent alternativement la parole - sans changement de ton - à notre joueuse de go chinoise et au militaire japonais qui deviendra son adversaire sur la place des Mille Vents. Si les deux héros ont un temps de parole égal, il m'a pourtant semblé que le personnage de la joueuse était beaucoup plus attachant et plus intéressant que le soldat : elle mérite bien de donner son nom au livre. Du jeune homme, on connaît surtout ses exploits guerriers, son sens de l'honneur, ses escapades auprès des prostituées (et l'état d'esprit qui en découle), puis enfin ses sentiments à l'égard de la Chinoise, auprès de qui il se fait passer pour un étudiant pékinois amateur de go. Quant à l'adolescente, sa vie prend un tournant lorsqu'elle tombe dans les bras de Min, jeune révolutionnaire inséparable de Jing. Pourtant, ses parties de go avec l'Inconnu sont des rendez-vous incontournables...
Etonnamment, la rencontre entre les deux narrateurs à l'occasion d'une longue partie de go est assez tardive. Leur attirance ("ils s'aiment" dit carrément la quatrième de couverture !) inexplicable, presque incompréhensible, éclate soudainement vers la fin du récit comme si elle avait toujours été là. L'inévitable conclusion de l'histoire, née de la collision entre un Japonais et une Chinoise dans une guerre opposant leurs deux nations, est l'ultime occasion pour Shan Sa de démontrer la cruauté des hommes, que l'amour parvient parfois à transformer.
SHAN Sa, La Joueuse de go, 2001.