Quand la mort prend du bon temps

José Saramago use de tout son talent pour nous faire partager les péripéties de ce pays où la mort ne rend plus son office. Un lieu où les mourants finissent par s'amonceler, où les pensions resteront bientôt impayées, où les pompes funèbres sont contraintes d'enterrer les chiens et les canaris et où une organisation criminelle fait passer de vie à trépas les malheureux gisants en leur faisant simplement franchir la frontière.
Mais alors que tout semble sombrer dans le chaos, le directeur d'une chaîne télévisée reçoit une étrange missive. Une enveloppe violette qu'il ouvre sans en connaître le destinataire mais qui fera grand bruit dans les hautes sphères nationales. La mort (et non la Mort car celle-là nul ne peut la connaître) reprendra ses activités le jour même à minuit. Ainsi en une seconde la nation pleurera d'une traite 60 000 défunts.
Les choses vont pouvoir reprendre leur cours... Hormis que la mort a quelque peu changé les règles.
Un livre succulent où toutes les figures de style servent au mieux le déroulement de la narration.
Traité sur un mode subjectif un peu particulier puisque l'auteur emploie la première personne du pluriel ou l'impersonnel, le narrateur est tout à la fois l'auteur, le lecteur ou même un narrateur lambda. Un usage qui rend le récit vivant, riche et très immersif.
Les phrases sont longues mais en aucun cas tirées en longueur. Chaque terme y est soupesé avec précision et s'avère indispensable à la compréhension de l'ensemble ainsi qu'à son équilibre. Les images se construisent sur base sémantique ou sonore, l'auteur jouant invariablement sur l'un ou l'autre : les litotes, les allitérations, les assonances, les champs lexicaux tortueux donnent un goût incomparable aux mots.
Il y a une particularité à noter : le discours n'est pas construit en dehors de la phrase. Chaque prise de parole est précédée d'une virgule et débute par une majuscule. Cette technique donne une étonnante sensation de continuité au texte et semble appuyer cette vie qui n'a de cesse de se poursuivre.
Les personnages sont de toute beauté : profonds sans être trop familiers, variés mais en même temps ordinaires. Tout concourt à donner l'impression d'un document ou d'un compte rendu. L'auteur accentue l'effet en insistant, expliquant, mettant en relief tout ce qui lui semble essentiel et conduit le lecteur à l'endroit où il l'a décidé.
Aucune lassitude, aucun ennui ou même bâillement durant la lecture n'est venu troubler mon plaisir jusqu'à la fin extatique, scandaleusement surprenante, presque mystique. Une fin qui amène chez le lecteur un picotement à la base de la nuque tant intellectuellement elle est jouissive.
Ne pas lire Les intermittences de la mort serait à mes yeux un grave péché, une lourde responsabilité à porter pour tout amant et toute maîtresse de l'art de l'écriture. Et pour ceux qui ne seraient pas croyants, il existe bien d'autres turpitudes que de vivre sans vieillir en Enfer... Pensez à ce que ferait un enfermement éternel dans un livre de Bernard-Henri Lévy.
Ah oui, José Saramago a été sacré prix Nobel de Littérature. Pour la seconde fois, je suis d'accord avec ce choix (en comptant Elfriede Jelinek pour la première fois). Ne me faites pas remarquer ma modestie, je suis déjà au courant...
A bon entendeur...
José SARAMAGO, Les intermittences de la mort, 2008.