Matthieu et Thomas
La première page de Où on va, papa ? , reproduite en quatrième de couverture de l'édition de poche, est une lettre adressée par le narrateur - sans doute Jean-Louis Fournier lui-même - à ses deux enfants, Matthieu et Thomas. Le décor est planté : les deux garçons sont gravement handicapés, incapables de lire, d'apprécier la musique classique, de vivre ailleurs que dans un institut pédo-psychiatrique. Le reste du petit livre est consacré au récit, sur un ton humoristiquement noir, du calvaire du narrateur ayant enfanté deux enfants pas comme les autres. Car pour lui, ces deux naissances furent une fin du monde - si ce genre d'expression vous choque, je tiens à vous déconseiller la lecture de Où on va, papa ? car vous serez confrontés à bien pire dans le registre de l'humour noir. Matthieu et Thomas, difformes, bavant, incapables de communiquer autrement qu'à l'aide de la lancinante question ou autres "vroum-vroum", rarement photographiés par un père qui les aurait vus major de promotion à Polytechnique ou architecte en stage à Sidney, ne sont que les personnages secondaires de ce roman qui fait du narrateur le héros malheureux de cette longue plainte. Car ces deux cents pages sont l'énumération corrosive de ce que ce père amputé d'une progéniture "normale" aurait pu faire avec ses enfants s'ils avaient été comme tous les autres, ou, variante, de ce qu'il ne peut faire parce qu'ils sont tels qu'ils sont.
Que le fait que l'auteur, Jean-Louis Fournier, soit véritablement le père de deux enfants handicapés, lui donne donne sans doute le droit de traiter le sujet avec cet humour noir qui doit être sa façon de surmonter l'épreuve, nous ne le remettons pas en cause. En vérité, on ne peut même pas dire que nous ayons été choqués par cette façon d'aborder le récit, et, a contrario, que nous en ayons été touchés : disons plutôt qu'il nous a laissés dubitatifs.
Là où notre lecture et notre ressenti se sont trouvés modifiés, c'est lorsque nous avons pris connaissance de la position de la mère des enfants, Agnès Brunet, qui met les points sur les i avec sérénité et franchise sur son site web. Alors que, en abordant Où on va, papa ?, suite à la lecture des premières pages (la lettre aux enfants) et à la forme générale du petit livre ainsi qu'au ton employé, il nous paraissait évident avoir entre les mains un récit autobiographique - même s'il n'en est fait aucune mention -, Agnès Brunet nous a permis de comprendre qu'il n'en était rien mais que son ex-mari avait manifestement entretenu cette ambiguité. Pour ce faire, il a repris les véritables prénoms de ses enfants, qui sont effectivement handicapés. Mais, aux dires de leur maman, ils sont loin d'être les monstres décrits dans le roman de Jean-Louis Fournier : ils ne sont ni sourds ni aveugles, capables de communiquer, ils ont chacun une personnlité propre, et ils n'ont pas été la honte de leurs parents. Par ailleurs, même si leur maman ne fait presque pas partie du roman Où on va, papa ?, elle n'a jamais cessé de s'occuper de ses deux enfants.
La seule question qui nous vient à l'esprit est celle-ci : en tant que père d'enfants handicapés, comment (et pourquoi) peut-on, même au nom d'une oeuvre littéraire, se servir de ceux-ci et dresser d'eux un tel portrait ?
Jean-Louis FOURNIER, Où on va, papa ?, 2009.